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Après la peine capitale

14810 E.G.

 

En tant que psychohistoriens, nous nous targuons de prévoir l’avenir à partir d’un ensemble de données initiales choisies et analysées avec soin. Nos détracteurs le réfutent et d’autres personnes attaquent notre attitude. Le baron Remendian a-t-il tort ou raison de nous qualifier de déterministes insensibles qui assimilent tous les hommes à des automates interprétant les rôles que nous leur avons écrits ? Chantre d’une liberté totale, Remendian voit en l’humanité un ensemble d’individus qui utilisent leur libre arbitre pour se forger un destin personnel.

Lui répondre serait une perte de temps, mais il est nécessaire d’analyser notre position philosophique. Établir un rapport direct entre prévisions précises et déterminisme serait une grave erreur. Un tel lien n’existe pas.

 

« Huitième discours » adressé par le Fondateur au Groupe des Quarante-Six à l’Université impériale, Sublime Sagesse, en 12061 E.G.

 

 

La première fois qu’Eron Osa ouvrit son exemplaire des Morceaux choisis du Fondateur, le petit livre que lui avait remis l’amiral Konn après son exécution, il ne put aller au-delà des deux premiers paragraphes. Il devait prononcer certains mots à haute voix, pour les reconnaître. C’était une tâche rebutante, sans fam pour accéder instantanément au sens global de dix millions de termes. Il passait de longs moments à regarder avec abrutissement le livre ouvert, rongé par la frustration… s’attendant presque à voir le spectre de son fam défunt absorber le contenu de la page et en projeter une image très nette dans son esprit, complétée par des simulations, tout en développant des ramifications mathématiques afin de l’accompagner le long des sentiers mentaux secondaires qui s’y associaient.

Mais rien de tel ne se produisait. Ballotté dans son aérosiège à l’intérieur d’une pièce faiblement éclairée, il se perdait au milieu de ces gribouillis écrits dans un œil de caractère inutilisé depuis deux millénaires. C’était un ouvrage qui avait été mis en pages avec soin et fierté, rehaussé d’illustrations admirables agrémentées d’animations et d’équations actives. Le spot avait perdu ses déflecteurs et la moitié de ses diffuseurs, et son éclat était gênant par-dessus son épaule. Quant au livre, il était si vieux qu’il n’avait aucun jack de connexion à un fam. Sa lecture lui imposait de déchiffrer un mot après l’autre. Une corvée impensable ! Et il devait se représenter ce que signifiait chacun de ces mots, sans aide extérieure. Il aurait certainement renoncé, s’il n’avait pas entretenu l’illusion d’être un psychohistorien capable de tout comprendre.

Les concepts lui semblaient familiers, mais il n’était pas certain d’avoir déjà lu une seule déclaration du Fondateur sous cette forme. Le débit en bauds d’une lecture visuelle était ridicule. Son fam l’avait accoutumé à une compréhension de l’ordre de 2 048 mots par jiff et à une rapidité de stockage bien plus grande encore. Non, lire n’était pas une corvée mais une véritable torture ! Il fallait plus de temps pour comprendre ces choses que pour les faire !

Mais, lors d’un famfert, des paquets complets de données restaient à l’intérieur du fam même si elles étaient destinées au cerveau organique. Eron pensa avec amertume que c’était pour cette raison que son esprit évoquait un désert. Quelle était sa capacité de stockage d’informations ? Elle était de toute évidence négligeable ! Les neurones laissaient vraiment à désirer !

Comment pourrait-il apprendre quoi que ce soit, sans son fam ? Où remiserait-il ses pensées ? Dans son ventre, peut-être ? Il lorgna avec envie le fam gouvernemental jeté négligemment sur le dossier d’une chaise. Il n’en voulait pas, mais il devrait en mendier-emprunter-voler un véritable… et consacrer de pénibles années à le rendre opérationnel.

Ses gardiens lui avaient réservé pour la durée de sa « renaissance » une chambre d’hôtel bon marché dans un des niveaux inférieurs de Sublime Sagesse relativement proche du Lyceum. Le mobilier se morphait à partir des parois, blanc cru, vieux, défraîchi et ne lui laissant pas la place de se tourner. La plomberie du dispozoir aurait eu grand besoin d’être remplacée. Les projections holographiques du comm manquaient de contraste et de netteté. L’écran mural était en panne.

Ils ne lui avaient laissé de son ancienne vie que ses vêtements et son multimètre de poche. Il pensait savoir à quoi il servait. C’était un accessoire de physicien, assez petit pour tenir dans un poing serré. Il permettait de mesurer presque tout : dureté, distance, spectre et accélération. Si Eron avait oublié la plupart de ses fonctions, il en gardait un souvenir très net. Il se revoyait assis à une table pour manger un sandwich tout en l’utilisant pour déterminer la pesanteur locale, même s’il ne savait plus sur quelle planète ni dans quel but.

Il devait quitter sa cellule, aller se promener… sans trop s’éloigner. Il sortit timidement du petit logement et sentit croître sa hardiesse sitôt dans le couloir de la ville. Il entama une exploration de ce secteur d’un pas rapide.

Ce fut seulement lorsqu’il voulut regagner son hôtel que l’angoisse l’assaillit. Était-il descendu d’un niveau ? Monté ? Une boutique de prêt-à-porter lui parut familière mais il constata peu après qu’elle faisait partie d’une chaîne de magasins très nombreux dans ce quartier. Il avait perdu son sens de l’orientation. Les points de repère étaient pour la plupart destinés aux fams, des informations qui se superposaient en 3-D sur le cortex visuel aussi souvent que nécessaire, alors qu’il n’avait plus de fam. Il demanda son chemin à un immigrant de fraîche date et obtint des réponses dans la langue de son monde d’origine. Seul un fam aurait pu lui traduire le charabia de sons et de gesticulations de ce voyageur bien intentionné.

Il ne trouvait dans ce quartier vertical aucun espace d’activités multidisciplinaires, aucune oasis de verdure. Il n’y avait pas que des actifs, ici. Certains résidents étaient âgés et oisifs. Il en voyait assis dans les couloirs ou les vestibules des lévitateurs, se contentant de suivre les passants du regard. Deux petites frappes s’intéressèrent à ses biens… s’il n’en eut pas simplement l’impression parce qu’il découvrait des catégories d’individus auxquels il n’avait jamais prêté attention dans sa vie antérieure. Peut-être, peut-être seulement, n’avait-il aucune raison de les redouter. Ils pouvaient s’en prendre uniquement aux étrangers. S’ils n’étaient pas inoffensifs. Il décampa malgré tout, en proie à une panique puérile qui l’emporta dans des couloirs et des allées commerciales zigzagantes et des lévitateurs bien éclairés qui le désorientèrent plus encore, juste avant qu’il ne se retrouve miraculeusement « chez lui ». Il fut si soulagé de revoir son hôtel qu’il éclata en sanglots.

Il s’en souvint après s’être réveillé d’un sommeil agité, et il opta pour la sécurité plutôt que l’aventure. Il passa les veilles suivantes seul dans son appartement – la porte verrouillée, peu enclin à sortir même pour reconstituer ses provisions – tout en se colletant aux écrits du Fondateur pour développer ses capacités de lecteur péniblement acquises. S’il avait des difficultés, elles ne semblaient pas dues qu’à l’absence du soutien que fournissait habituellement un fam. Il ne réussissait même pas à exercer son emprise sur son cerveau organique. Il était tellement habitué à un dialogue bioware/fam que certaines de ses fonctions paraissaient uniquement accessibles sous la stimulation d’un fam. Les chemins conduisant à ces sépulcres étaient condamnés par des portes que seule une clé famique aurait permis d’ouvrir et, pour trouver les trésors enfermés au-delà, il devait défricher le chemin en testant au hasard des codes neuraux. Être un débile s’avérait épuisant. Enfin, il devait reprendre ses études !

Le déterminisme. Toujours le déterminisme. Il relut plusieurs fois l’introduction du « Huitième discours ». La psychohistoire était une science prévisionnelle. La capacité de prévoir impliquait-elle du déterminisme ? Dans cette Galaxie dont une élite façonnait l’avenir, tous étaient enclins à en débattre… mais était-ce important ?

Pour se changer les idées, Eron renifla les pages de ce livre publié en format de poche afin qu’il soit possible de le garder constamment sur soi. Il avait l’odeur d’une chose imprimée mille ans plus tôt, ce qui était d’ailleurs précisé sur la page de titre. Il était plus récent que l’époque où le Fondateur avait été réduit à un miroitement holographique dans un caveau et même que les avenirs révélés par ses calculs mathématiques, mais bien des siècles s’étaient écoulés depuis son impression.

Il s’était morfondu trop longtemps. Rouvre ce livre et lis ! Eron tentait d’imaginer le vieux débat entre le baron Remendian et le Fondateur. Il se représentait des vêtements hauts en couleur et des reniflements hautains, des parfums et des gesticulations, des mises en garde. Privé des visualiseurs de son fam, il n’avait toutefois en face de lui que des spectres figés sur une scène obscure. Il se remit à déchiffrer le texte, très lentement.

Le Fondateur avait ébranlé la thèse du baron en fournissant une définition du déterminisme qu’Eron s’étonna de trouver à la fois si familière et si surprenante… comme tout ce qu’on connaît depuis si longtemps que nul n’en fait plus cas. Il se concentra. Il était toujours un mathématicien et, en tant que tel, il avait conscience que les définitions constituaient l’armature de tout débat digne de ce nom. Les assimiler était donc indispensable. Il essaya.

 

Tout univers déterministe repose sur un Avenir et un Passé immuables. Il faut pour cela que toute équation de mouvement dominante n’ait qu’une solution, applicable tant dans l’avenir que dans le passé – même si nous pouvons seulement la calculer de façon approximative, en l’affinant chaque fois. Les choix deviennent alors illusoires. Le déterminisme ne laisse aucune place aux ramifications, aux événements aléatoires, aux erreurs, au bruit de fond. Dans un tel univers, même un dieu tout-puissant n’a pas la possibilité d’intervenir. Un univers ne peut, par définition, être déterministe quand des choix s’offrent aux hommes ou aux dieux, ou quand les équations importantes peuvent, en partant des mêmes conditions initiales, fournir des résultats différents en fonction de leurs ramifications, du hasard, de superpositions quantiques, d’erreurs ou de simples parasites.

Remendian a tort de nous assimiler à des déterministes. La psychohistoire n’est pas un système déterministe car TOUTES ses équations probabilistes ont plusieurs solutions. Ce qui ne devrait pas nous surprendre. Après tout, même les équations les plus rigoureuses de la physique ont depuis longtemps été formulées de telle façon que deux états initiaux identiques ne conduisent pas exactement au même résultat. Bohr, ce philosophe néomystique…

 

À ce stade de son discours le Fondateur abordait la question technique des bases mathématiques nécessaires à une physique déterministe. Eron avait l’illusion rassurante de comprendre tous les symboles et les liens tissés entre eux, mais lorsqu’il commença vraiment à se passionner pour le sujet et essaya de manipuler les symboles dynamiques… il n’en tira absolument rien. C’était humiliant. Ne pas pouvoir suivre les propos du Fondateur lorsqu’il faisait des commentaires sur les énigmes de base de la physique élémentaire ! Eron résuma pour son usage personnel les arguments du Fondateur en utilisant la vieille console de l’appartement comme bloc-notes.

 

Toutes les descriptions physiques valables de notre univers semblent réclamer :

1. Une symétrie temporelle. Les équations physiques déterminant un changement d’état ne sont pas altérées par la substitution de t-négatif par t, où t représente le temps. (Les lois de notre physique ne peuvent être modifiées par une inversion du temps.)

 

Imposer le déterminisme en tant que contrainte supplémentaire implique :

2. La réversibilité. Les équations physiques déterminant un changement d’état ne contiennent aucun piège. (Le système ne sera pas déterminable s’il fournit des informations à des états inaccessibles tels que des mondes parallèles ou des trous noirs.)

 

Newton, ce père (peut-être apocryphe) de la physique, était revendiqué par dix-huit mondes du secteur de Sirius. La grande synthèse des anciens théosophes newtoniens était déterministe parce qu’elle ne contenait naïvement aucun piège informatif. Le newtonisme étant ce qu’il était, l’entropie ne découlait pas des premiers principes ; la thermodynamique requiert un mécanisme intégré de compression d’informations. Même après que les expériences méticuleuses des disciples mystiques d’Heisenberg eurent établi le principe d’incertitude de la position/moment, bon nombre de ces anciens théosophes se raccrochèrent au dogme religieux que toute information sur le passé était d’une certaine façon conservée à un point topologique et temporel de l’univers actuel qui s’y superposait. Pour eux, tout était indélébile. Ces hommes ont malgré tout sombré dans l’oubli.

Le Fondateur se demandait si cette conception d’un cosmos où tout laissait sa trace n’était pas héritée d’une croyance alors répandue en un Dieu omniscient et éternel. La supposition tacite (et erronée) que la trame sous-jacente de l’univers correspondait à ce concept mathématique artificiel appelé un millefeuille entretenait une telle illusion car le nombre d’informations pouvant y être engrangées était illimité.

En proie à un accès de zèle, Eron démontra le bien-fondé de l’affirmation du Fondateur selon laquelle tout univers déterministe réclamait plus d’espace de stockage des informations que ne l’autorisait sa nature. Il utilisa pour ce faire un marqueur sur un mur effaçable, car son holobloc-notes était entre-temps tombé en panne. Parfait. Il décida de laisser ces écrits en tant que papier peint.

Dans le monde réel, l’information disparaît constamment – des fonctions d’ondes quantiques perdent leur cohérence, les choses sont aspirées dans les trous noirs – et le présent ne contient pas suffisamment de données sur ce qui est révolu pour permettre sa reconstitution (sauf sur des bases probabilistes). À cause de la symétrie temporelle, l’incapacité à reconstituer le passé a son pendant dans l’incapacité à prédire l’avenir (sauf sur des bases probabilistes). Le travail consistant à réunir des informations sur un instant futur ne s’achève que lorsqu’il devient le présent.

Notre « présent » ne contient ni l’ensemble du passé ni l’ensemble de l’avenir. On pourrait encore le comparer à un arbre. On trouve dans ses racines tous les passés possibles – sans que nous sachions lequel est le nôtre – et dans ses branches tous les avenirs possibles – sans que nous sachions sur laquelle nous allons nous hisser.

Aucun psychohistorien, quels que soient ses pouvoirs quasi divins, n’a la possibilité de prédire un avenir absolu… trop d’informations sont absentes à l’instant présent ; aucun historien, même très méticuleux, ne peut écrire l’histoire sans commettre des erreurs… pour la simple raison que trop d’informations sur le passé ont été irrémédiablement perdues.

Ceci posé, le Fondateur expliquait comment déterminer quel était le maximum d’informations sur l’avenir que contenait le présent. Une fois ces limites connues, la méthode mathématique permettait d’établir des estimations des futurs probables et des variables qui modifiaient les probabilités y étant rattachées.

Le Maître avait alors coutume de jouer avec l’assistance : le « Groupe des Quarante-six », des psychialistes morts depuis longtemps, auxquels venait s’ajouter Eron, mort très récemment. Il leur demandait d’imaginer que tous les événements du passé s’encodaient sous forme digitale pour voyager jusqu’au présent et être stockés dans des meubles-classeurs déjà pleins à craquer. Il en parlait comme s’il bavardait avec le passé par téléphone. Eron grimaça. « Allô. Ici le passé. Sortez votre décodeur, je vais vous dire tout ce qui se produit ici… J’espère que vous avez suffisamment de place pour enregistrer tout ça. »

Et plus les messages s’accumulaient, plus il fallait compresser les bits d’information pour pouvoir les stocker. Si ce n’était pas un problème dans le royaume magique des millefeuilles mathématiques, la situation devenait cauchemardesque dans le monde réel – Eron se représentait le sourire du Fondateur – quand les préposés des archives devaient trouver de l’espace pour ranger, disons, l’histoire des Empereurs, dans une longueur de Planck cubique. Comment les fonctionnaires avaient-ils depuis l’aube des temps résolu les problèmes de stockage ? Ils résumaient les originaux, fourraient le condensé parmi les documents entassés sur leur bureau et remettaient l’original à un sous-fifre en lui donnant pour instruction de s’en débarrasser. Les physiciens avaient donné un nom à ces pratiques bureaucratiques… la décohérence.

Naturellement, par le biais de la symétrie temporelle, les événements de l’avenir envoyaient eux aussi des messages devant être stockés dans les mêmes classeurs débordants. Ils subissaient le même traitement. « Allô. Ici l’avenir. J’ai du nouveau pour vous. Mais veuillez libérer de la place pour stocker tout ça. » Ces célèbres embranchements dans des futurs parallèles (la classique devinette de l’Empereur enfermé dans un cercueil) ne conduisaient pas vers d’autres mondes ; chacun d’eux représentait simplement une question (« L’Empereur est-il vivant ou mort ? ») à laquelle il était impossible de répondre parce que les bureaucrates du présent ne disposaient pas de la place suffisante pour enregistrer la réponse. Pour accueillir une information concernant l’avenir il fallait effacer une information concernant le passé.

Définition : en bits, le contenu informatif d’un événement correspond exactement au nombre de questions oui/non nécessaires pour le différencier des autres événements possibles. Par conséquent, pour qu’aucune information ne se perde – une nécessité déterministe –, tout message décrivant un événement devrait apporter du passé exactement le même nombre de bits que dans l’événement original. Serait-ce possible ?

Le Fondateur se moquait des déterministes. Il les coinçait dans un angle, les taquinait, leur donnait une tape sur le bout du nez et finissait par leur rendre leur liberté. Comment Remendian avait-il pu prendre ce chat pour une souris ? Le Fondateur s’étendait avec un humour appuyé sur les épreuves et les tribulations d’un univers déterministe dans lequel la conservation des informations était une réalité : chaque événement s’étant un jour produit était toujours là, transmettant sa masse d’informations, accaparant les voies de communication de l’espace-temps pour tenter de les expédier sur les grèves du présent.

Eron tenta d’appréhender l’ampleur d’une telle entreprise et une analogie fantaisiste traversa son esprit. Il imagina le réseau de communication de Sublime Sagesse encombré par la transmission ininterrompue et sans perte de tous les messages échangés sur ce monde pendant les quatorze derniers millénaires ! Il y avait quelque part dans cette masse un paquet de données, une commande de petit déjeuner passée par le baron Remendian qui avait désiré trois embryons de porcs dans une sauce au beurre et au thym sur un toast. Penser que le destin de l’univers aurait pu dépendre de la transmission intégrale d’une telle information le fit rire.

Tant de choses avaient été perdues.

Mais l’univers était toujours là.

Les équations du Fondateur rendaient l’erreur manifeste.

Déduction : le déterminisme ne peut se concevoir que si l’on dispose d’un nombre transfini de canaux pour assurer la transmission sans perte de tous les messages. L’espace doit être divisible à l’infini.

Arrivé à ce stade de son exposé, le Fondateur retira ses gants pour développer en seulement quatre lignes la formule de la capacité réelle en canaux de l’Espace. La longueur de Planck. La longueur d’onde de l’univers était insuffisante pour permettre aux messages du passé d’atteindre sans dégradation le présent. Ce qui s’appliquait également aux messages issus de l’avenir. L’univers réel semblait « imprimé » avec une « encre » dont les particules ne pouvaient avoir une taille inférieure à la longueur de Planck.

Le Fondateur dressait ensuite la liste de quelques moyens employés par l’univers pour se débarrasser du trop-plein d’informations.

 

1. Ce qui tombe dans un trou noir ne peut en ressortir, pas même en cas d’inversion du flux temporel. Les trous noirs dévorent l’information en permanence. La perte d’informations accroît les incertitudes sur le passé, ce qui revient à dire que les trous noirs augmentent l’entropie.

2. L’information est stockée de façon ambiguë au niveau quantique afin de ne pas empiéter sur la largeur de bande – par exemple les données sur la position et le moment se recouvrent l’une l’autre dans les mêmes « registres » – ce qui sème une impensable pagaille dans la détermination du passé et de l’avenir. Pour agir au présent, l’univers n’a pas besoin de connaître la position et le mouvement d’une particule, des informations qu’il ne stocke pas de façon différenciée.

3. Un physicien peut prédire le pattern des impacts d’un rayon électronique projeté entre deux fentes, mais il ne peut savoir où arrivera chacun des électrons ; cette information implique des processus qu’on ne peut déterminer à partir des conditions initiales. L’univers minimise son emploi de la largeur de bande avec une technique de compression de ce genre. Un physicien peut regarder un « impact » donné mais pas remonter le long du parcours suivi par l’électron à qui on doit ledit impact.

4. Un physicien peut prédire combien de particules alpha seront éjectées d’un gramme d’uranium au cours du jiff suivant ; mais il ne peut pas savoir quand un atome d’uranium 238 donné changera d’état pour devenir du thorium 234. Par symétrie temporelle, les équations ondulatoires qui décrivent la radioactivité de l’uranium indiquent que l’uranium a la même demi-vie, qu’il avance ou recule dans le temps. Mais nous savons que les atomes de l’échantillon d’uranium 238 que nous avons dans notre laboratoire sont restés stables pendant les milliards d’années écoulés depuis qu’il se trouve à l’extérieur de la supernova qui l’a engendré ! La mécanique quantique ne nous permet pas de supposer qu’en cas d’inversion du temps ces mêmes atomes d’uranium resteraient stables pendant les milliards d’années nécessaires pour son retour jusqu’à sa supernova d’origine. La largeur de bande est limitée. L’univers élimine les informations superflues. Notre échantillon ne remontera pas le temps en suivant le même chemin qu’à l’aller parce que les informations qui définissent son trajet ont été effacées. L’instant de la mort d’un atome d’uranium ne dépend pas de son passé.

 

Le Fondateur conclut sa discussion par une preuve pleine d’élégance démontrant que, comme rien ne peut être incertain dans un univers déterministe, l’entropie, la mesure d’incertitude, doit toujours être de zéro et ne peut par conséquent croître. Dans un monde sans perte d’information, la thermodynamique devient une impossibilité. L’entropie constante est synonyme de stase. Vivre dans un milieu déterministe serait sans grand intérêt.

Eron jeta le livre de l’autre coté de la pièce et resta assis en tailleur sur le sol, boudeur. Son mécontentement était grand. Si l’entropie augmentait et l’information disparaissait au fil du temps, l’entropie devait décroître et l’information réapparaître au fur et à mesure qu’on remontait dans le passé. C’était la seule logique, mais cette conclusion ne collait pas avec la symétrie temporelle des lois de la physique. Il s’ordonna d’aller se coucher. Les choses les plus simples dépassaient sa compréhension. Il était devenu un attardé mental, un simple animal !

Mais il avait compris à son réveil. Son esprit avait résolu le dilemme en dormant, un dénouement pour lui miraculeux. Il disposait d’un modèle très simple avec lequel même un individu infame pouvait jouer. Il respectait la symétrie temporelle et n’était pas déterministe car l’avenir n’était que partiellement prévisible et le passé qu’imparfaitement connaissable. Les résultats ne dépendaient pas du sens d’écoulement du temps. L’entropie croissait dans un cas comme dans l’autre.

Il avait rêvé d’un collier de perles enfilées sur un fil, les noires et blanches étant stationnaires alors que les bleues se déplaçaient aussi bien dans le sens des aiguilles d’une montre qu’en sens inverse.

 

1. Les perles noires changeaient parfois d’état et devenaient blanches – en émettant une perle bleue mobile qui avait autant de chances de partir vers la droite que vers la gauche.

2. Une perle bleue traversait de part en part toutes les perles noires ou bleues qu’elle atteignait mais était absorbée par les perles blanches.

3. Quand une perle blanche absorbait une perle bleue, elle changeait d’état et devenait noire.

4. Les perles noires émettaient des perles bleues en fonction du nombre de perles bleues les ayant traversées.

 

Un univers simple.

À l’instant zéro, en sachant quelles perles étaient noires et quelles perles étaient blanches, comment pouvait-on prédire quelle serait la composition du collier à tel ou tel moment dans l’avenir ? À quoi avait-il ressemblé par le passé ? En raison de la symétrie temporelle, il n’y avait qu’un seul problème à résoudre. Le système n’étant pas déterministe, ni l’avenir ni le passé n’étaient connaissables, mais rien n’empêchait de calculer la probabilité pour que tel avenir ou tel passé se réalise ou se soit réalisé. Ces probabilités établissaient le degré d’incertitude de tout événement. L’entropie croissait au fur et à mesure que le modèle s’éloignait vers l’avenir et, comme l’avait dit le Fondateur, au fur et à mesure que le modèle reculait dans le passé.

Dans un univers déterministe où chaque action avait un résultat immuable, il n’existait aucune différence entre réversibilité et symétrie temporelle.

Alors qu’il s’agissait de concepts totalement différents dans un univers probabiliste.

Au temps pour le désir d’Eron de revenir en arrière et tout reprendre de zéro à douze ans. Retrouver sa jeunesse imposait de violer les lois de la thermodynamique. Il en rit.

Les équations de mouvements pour briser un verre à pied contre un mur étaient exactement les mêmes que pour le reconstituer à partir de ses éclats, mais les probabilités changeaient du tout au tout. L’image était symétrique dans le temps. Un processus pouvait être totalement réversible tout en étant d’une extrême facilité dans une direction et épouvantablement compliqué dans l’autre.

Eron se sentait renaître. Découvrir qu’il pensait sans fam était enivrant… même s’il y réussissait mieux en dormant. La sensation le fit sourire, encore et encore. Il se pencha pour ramasser le livre du Fondateur tombé sur le sol et le reprit au début. Il devait toujours se colleter aux mots, les prononcer jusqu’au moment où ils acquéraient un sens, lire et relire les phrases. Il trouva le point où il s’était arrêté et lissa la page froissée. Il commençait à comprendre comment fonctionnait un cerveau privé d’assistance, un problème auquel il n’avait pas été confronté depuis l’âge de trois ans.

Le Fondateur ajoutait :

 

L’absence d’équations déterministes nous handicape-t-elle dans notre étude de l’avenir ? Pas du tout.

Nos outils psychohistoriques PEUVENT prédire les embranchements critiques de nos avenirs sociaux les plus probables. La complexité a son propre métaniveau de modes simples. Au même titre que la physique permet de savoir quelle sera l’orbite d’une planète donnée pendant des milliers d’années, nous pouvons prédire quelles seront les structures sociales de la société qui s’y trouve avec un degré de précision relativement élevé. Nous ne prétendons pas connaître la vie de tel ou tel individu, pas plus qu’il ne viendrait à l’esprit d’un physicien d’essayer de deviner quel sera le trajet d’une molécule dans l’atmosphère d’une planète.

Nous calculons de nombreux avenirs, plus ou moins probables. Il n’est pas agréable de constater qu’un Interrègne galactique de trente millénaires menace l’avenir. Une des possibilités que nous étudions actuellement correspond à une simple régression pendant un laps de temps relativement bref. En certains points d’intervention de légères pressions modifient les probabilités de façon significative.

Les individus peuvent-ils tenir des rôles actifs dans nos visions ramifiées ? Évidemment ! Notre modèle social fondé sur un échantillonnage très vaste admet que CERTAINS hommes sauront tirer profit de TOUS les degrés de liberté offerts. La psychohistoire nous indique comment restreindre cette liberté afin…

Mais elle ne nous permet pas d’atteindre la liberté totale dont parle le baron Remendian. Il faudrait pour cela que chaque équation s’accompagne d’un nombre infini de solutions – ce qui rendrait l’avenir illisible. Quand toutes les probabilités sont égales, faire des prédictions devient impossible. Essayez de parler sans savoir quels sons sortiront de votre bouche. Essayez de saisir un verre d’eau quand vos doigts refusent d’obéir aux lois de la physique. Sans capacités prévisionnelles, le pouvoir ne peut être utilisé rationnellement ; même la toute-puissance perd son utilité.

La psychohistoire n’est ni déterministe ni libérée de toute entrave. Elle définit les contraintes qui s’appliquent à l’histoire et met en évidence les points où l’influencer réclame le moins d’efforts. Notre modèle fonctionne dans un espace-phase. La fourchette des possibilités est bien plus RESTREINTE que dans un espace de « liberté totale » mais bien plus GRAND que dans un modèle « déterministe » où ne subsiste absolument AUCUN choix.

 

Eron glissa doucement le livre sacré dans sa poche.

Il s’interrogeait sur sa propre liberté. Lire longuement et dormir si peu l’avait épuisé, mais il se sentait mieux. Cet exercice avait fait remonter des souvenirs à la surface de son esprit. Une des images était plus nette que les autres, même s’il ne réussissait pas à la situer. Il voyait un jardin public devant un hôtel… sur une planète dont le nom lui échappait. Quand était-ce ? C’était un souvenir d’enfance. Il tenait un gros livre qu’il venait d’acheter, en provoquant la consternation de… oui, son précepteur. Un ouvrage sur les anciens Empereurs de la Galaxie. Son maître était mécontent de devoir régler un excédent de bagages pour un objet dont tout le contenu aurait pu être condensé et stocké dans une tête d’épingle !

Psychohistoire en péril, I
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